Du secret de naissance de Gonzague-Olivier de Meauterfeuil

Portrait des trois aïeux de Meauterfeuil et de Louise-Océphale de La Pastelline

Pierrette de La Guévendière, épouse de Meauterfeuil, mit au monde trois garçons en même temps. La naissance de ces triplés fit grand bruit dans le pays de Matignon. Au baptême de Marc-André-Philippin, Marc-André-Augustin et Marc-André-Célestin, le village entier s’était entassé dans l’église pour observer de près cette étrange et magique fratrie.

La magie ne dura pas : l’éducation de ces enfants s’avéra une vraie sinécure pour Pierrette et ses gens de service. Les trois garçons se sont vite révélés perturbateurs, contestataires et fusionnels ; incontrôlables en vérité. Toujours prêts à en découdre avec toute forme d’autorité, ils iront jusqu’à se créer un langage commun constitué de breton, d’anglais et de français, qu’ils étaient seuls à comprendre pour mieux détourner les préceptes pédagogiques parentaux.

Devenus jeunes hommes, ils tombèrent amoureux de la même jeune femme, Mlle Louise-Océphale de La Pastelline, qui trouva en ces trois clones et clowns un terrain d’apprentissage exceptionnel au niveau romantique et charnel ; terrain qu’elle arpenta dans tous les sens et sans vergogne, dans une belle alternance érotique.

Quand cette amante partagée tomba enceinte, il fallu au plus vite la marier… mais avec lequel de ces trois diables de Meauterfeuil ?

Elle choisit Marc-André-Philippin pour des motifs intimes qu’elle ne dévoilera jamais, mais qui produisirent une fratrie de 6 filles qui suivirent un ainé : Gonzague-Olivier. Ce garçon vint au monde avec une lourde question existentielle à gérer : lequel des triplés était réellement son père biologique ?

Même 100 ans plus tard, l’ADN ne saurait y répondre…

Portrait de Mme Marie-Claude-Alberte de Meauterfeuil

Marie-Claude-Alberte de Meauterfeuil a perdu tout contact avec ses amis et sa famille. Installée du matin au soir dans son fauteuil, elle ausculte par sa fenêtre les mouvements de son quartier. Et si elle semble bien avoir oublié tout de sa vie, elle connaît par cœur les moindres faits et gestes de ses voisins et des passants inconnus qui sillonnent sa rue.

Ainsi baptisa-t-elle François ce vieil homme qui toujours arrive cinq minutes trop tôt et attends de très bonne heure l’ouverture de la boulangerie. Un croissant et une baguette, tous les jours.

Viennent ensuite Ginette et Émilie, avec leurs trois enfants qui crient tout le temps, les cartables plus gros qu’eux sur le dos. Chacun un pain au chocolat pour le goûter de l’école.

Puis Augustin s’installe par terre devant le magasin avec son chien Picolo, qui semble encore plus saoul que son maître. À midi, le boulanger leur donne un sandwich, et ce sont toujours les mêmes passants qui versent quelques pièces dans la casquette sur le trottoir.
C’est ainsi que, badaud après badaud, la journée de Marie-Claude-Alberte de Meauterfeuil passe doucement, avec le son l’été, la fenêtre ouverte, avec les perles de pluie sur les vitres l’hiver, qui s’illuminent d’or et de corail aux passages des voitures et des bus. Un véritable feu d’artifice quand surgit une ambulance ou un camion de pompier.

Vers 19 heures, des gens viennent la voir pour lui préparer à manger, gesticuler dans l’appartement avec leur fer à repasser et leur bruyant aspirateur qui met de la poussière partout, l’aider en salle de bain à se laver et la coucher. Ces gens se croient vraiment tout permis, prétextant être de la famille.

– C’est moi, Marie, ta cousine Marie-Epiphanie
– Marie-quoi ? Quel drôle de nom ! Jamais entendu parlé !
– Bonjour, Marie-Claude, c’est Joshua, tu vas bien ?
– Contente de vous rencontrer, Machin-Chose !
– Coucou Tantine, c’est Annie-Christophine , comment s’est passée ta journée ? As-tu besoin de quelque chose ?
– De paix ; j’ai juste besoin d’avoir la paix, comme tout le monde : ce n’est pas trop compliqué, quand même !

Ils sont certainement toutes et tous très gentils, mais non, vraiment, je ne les connais pas.

Chaque soir, Marie-Claude-Alberte de Meauterfeuil s’endort en espérant qu’au prochain matin, elle pourra encore contempler sa rue et tout ses habitants qui l’accompagnent au quotidien, sans le savoir.

Tous sans le savoir excepté Augustin, qui toujours en s’installant sur son carton lui fait de loin un grand signe de la main, tout en caressant son chien.
Et c’est là le seul et sans doute le dernier secret de Marie-Claude, ce geste de bonté que le mendiant lui offre en souriant aux premières lueurs de la journée.

Zoé, toujours la tête en l’air

Elle a la tête en l’air, toujours la tête en l’air, du matin au soir dans la Lune.
Et pourtant la nuit, elle ne rêve pas.
Elle dort dans un sommeil aussi profond qu’un trou noir de l’espace, qui avale tout ce qui s’en approche de trop près. Le soir, quand elle ferme ses paupières, elle plonge aussitôt dans un tourbillon d’étincelles et s’enfonce dans un couloir droit vers le centre de la Terre, de plus en plus étroit, de plus en plus sombre. Et plus rien. Un millième de seconde plus tard, elle ouvre ses paupières et c’est le début d’une nouvelle journée. Pas une seule image de sa nuit. Ni songe ni cauchemar : le vide sidéral.

Alors, dès qu’elle le peut, elle fixe ses yeux sur le ciel et observe les nuages, l’azur, la pluie, le vol des feuilles dans le vent, la course des oiseaux, le sillage des avions, les éclairs des orages. La tête en l’air, au delà des apparences, elle y voit des enfants qui jouent à cache-cache entre les cumulus, leurs parents qui les cherchent en se tenant la main, une jeune fille qui pleure sa poupée perdue dans un ouragan, un chaton qui chasse avec beaucoup de maladresse des oies qui migrent vers le Canada.

La tête en l’air, elle cherche la lune, sa lune, sur laquelle elle dépose chaque soir son lot de rêves et de souvenirs créés dans la journée, avant d’aller se coucher, pour plonger à nouveau dans ce néant si court que parfois elle doute de son existence même.

À trop y réfléchir, tous ses amis la taquinent en chantonnant : Zoé, tu as encore la tête en l’air, Zoé tu es toujours dans la Lune… tous ses amis, sauf un : Alvelino, qui la comprend et lui trouve une étrange beauté quand elle s’échappe dans ses pensées.

Le plus beau cadeau que la vie pourrait faire à Zoé serait qu’une nuit, elle se retrouve avec Alvelino, tous les deux funambules sur un fil tendu entre deux rêves ; ils iraient alors ensemble s’abriter dans un coin de la Lune, de leur Lune. Et au matin suivant, elle parviendrait à se remémorer cet instant qui deviendrait ainsi son plus grand secret, sa plus belle espérance.

Alexandre-Benjamin de Meauterfeuil, créateur de bougie

In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti

De son éducation chrétienne, Alexandre-Benjamin de Meauterfeuil n’aura gardé qu’une passion ardente pour les bougies.

Ainsi passait-il toutes les messes, imposées par ses parents avant sa majorité, à dévorer des yeux les cierges aux flammes vacillantes, sur l’autel et les présentoirs disséminés dans les recoins de l’église…

Quand Alexandre-Benjamin dut choisir une orientation professionnelle, c’est tout naturellement qu’il se dirigea vers un apprentissage dans une Ciergerie. Il y entra comme ouvrier et gravit tous les échelons en moins de quinze ans, pour y devenir Directeur de Production. À ce poste, il diversifia la fabrication, essentiellement ciblée jusqu’alors vers les cultes, en l’ouvrant aux marchés de la décoration et de la désodorisation. Son produit le plus vendu fut une veilleuse au chanvre bio, que s’arrachèrent nombre de collectivités bien peu catholiques.

À 33 ans, fatigué par la pression mercantile toujours croissante des banques et de sa hiérarchie, il partit pour une retraite spirituelle de 40 jours dans un humble et discret monastère niché au fin-fond de la Creuse.

Personne ne le revit.
Les villageois observèrent néanmoins que ce prieuré entreprit d’importants travaux de rénovation, financés, dit la rumeur, par la création d’un petit atelier de production artisanale qui vend par Internet dans le monde entier des articles originaux fabriqués sur-mesure avec des cires d’abeille ou de soja, parfumés d’herbes aromatiques et d’huiles essentielles apaisantes…

Étiennette Rivessauve, Gouvernante pas commode

dans la force du respect de la parole donnée

À l’âge de 13 ans, Étiennette débarque au château de Meauterfeuil comme apprentie cuisinière ménagère femme de chambre soubrette et souffre-douleur. Solide et résignée, elle prendra du galon et beaucoup de maturité au fil des années.

Quand Mme Rivessauve fut nommée Gouvernante, chacun lui reconnut au moins une chose : elle n’était pas commode.

Mais c’est bien grâce à cette force de caractère qu’elle parvint à prendre en charge toute l’éducation des 7 rejetons de Pierrette de et Marc-André-Philippin de Meauterfeuil quand ces derniers eurent l’étrange idée de décéder précocement… De toute façon, tout va à vau-l’eau dans cette famille depuis des décennies, soupirait-elle pendant la cérémonie d’enterrement.

La Gouvernante prit donc les choses en main et maria fissa l’aîné de la fratrie à une demoiselle, certes futile et assommante, mais riche et consciencieuse.

Restaient 6 filles à placer… Il fallut 8 années pour y parvenir, avec brio pour les 5 premières. La doyenne fit des études d’infirmière pour réussir à épouser un chirurgien, la seconde prit le voile dans une abbaye bénédictine, les 3 et 4 devinrent femme de notaire et de dentiste (le dentiste étant le frère du notaire, Étiennette fut satisfaite de ce d’une pierre deux coups !), la suivante, et sans doute la plus besogneuse, prit la robe d’avocate, qu’elle n’enlevait que pour son compagnon, un politicien influent.

La dernière est aujourd’hui encore militante féministe écologiste et altermondialiste, de toutes les manifestations, adhérente au Parti communiste. Évidemment sans réelle situation. Un véritable échec que jamais la Gouvernante ne se pardonna : elle quitta le château une nuit et personne n’eut plus de ses nouvelles.

Excepté le curé, dans le secret du confessionnal ; et qui, malgré les litres de vodka offerts au bar du goéland aphone, ne dira jamais mot quant à la destinée d’Étiennette Rivessauve, sa protégée mais désormais brebis perdue.